Le poids des mots
- Anik Pelletier

- 30 sept.
- 3 min de lecture

Rarement la langue n’aura suscité autant de débats et d’opposition. Du discours haineux de la droite états-unienne à la censure de ses détracteurs, du cri du cœur de Kim Thúy à l’interdiction par Québec de certaines formes d’écriture inclusive, la question des mots s’invite partout. Mais qu’on ne s’y trompe pas : derrière ces débats, ce sont des choix politiques et sociaux qui s’opèrent.
Car les mots ne sont jamais neutres. Ils façonnent nos perceptions, orientent nos comportements, influencent nos décisions collectives. Réduire quelqu’un au silence ou l’effacer du vocabulaire, c’est déclarer que cette personne n’a pas de valeur.
Le cri du cœur de Kim Thúy
L’autrice Kim Thúy l’a exprimé avec justesse à Tout le monde en parle, en dénonçant le vocabulaire utilisé au sujet de l’immigration. Pourquoi ne pas parler de «volonté de recevoir»? Pourquoi présenter l’immigration comme un «coût» plutôt qu’un «investissement»? Les chiffres restent les mêmes, mais le sens et la perception changent radicalement.
Le vivre-ensemble n’est pas toujours facile, mais on peut éviter d’ajouter une couche de complexité et de malaise en faisant attention aux mots qu’on utilise. La communication inclusive, ce n’est pas uniquement une question de masculin ou de féminin, mais de posture globale qu’on adopte pour démontrer son ouverture à la différence et favoriser des échanges harmonieux.
Quand l’État veut dicter nos mots
C’est dans ce contexte que le ministre de la Langue française, Jean-François Roberge, a annoncé l’interdiction, dans toutes les communications de l’État, de néologismes non binaires (comme iel et toustes) et des doublets abrégés formés autrement qu’avec des parenthèses ou des crochets (comme étudiant·es ou enseignant.e).
Certains médias ont même rapporté que les cégeps, universités et établissements de santé pourraient être appelés à appliquer la même consigne. Voilà qui nous entraîne sur un terrain glissant. Car ce type de restriction rappelle les pressions exercées aux États-Unis pour contrôler le cursus scolaire ou universitaire.
Le ministre justifie sa décision en invoquant le besoin de «clarifier les directives». Mais ces directives existent déjà. L’Office québécois de la langue française a publié en 2018 un Avis d’officialisation qui balise l’usage de l’écriture inclusive dans l’administration. Alors, pourquoi créer une tempête dans un verre d’eau? Un simple rappel interne aurait suffi.
Un faux débat
On peut aussi remettre en question la logique même de cette interdiction. Pourquoi conseiller(-ère)s, recommandé par l’OQLF dans certains contextes, serait-il plus lisible que
conseiller·ères? Et pourquoi l’État se mêle-t-il d’arbitrer ce type de nuances typographiques?
L’écriture inclusive, rappelons-le, ne se limite pas à ces formes. Elle repose sur une posture globale : inclure plutôt qu’exclure, nommer plutôt qu’effacer. À l’heure où les femmes et les personnes non binaires et trans font face à de nombreux reculs, bannir certains signes ou mots envoie un message inquiétant : celui qu’on continue de les exclure dans la communication.
La langue appartient à tout le monde
Ne l’oublions pas : l’interdiction décrétée par le gouvernement vise les communications de l’Administration. Le privé, la société civile, le monde culturel ou associatif ne sont pas touchés. Mais l’enjeu reste de taille : quand l’État dicte la manière d’écrire, il n’est pas loin d’imposer la manière de penser.
La langue est vivante. Elle appartient à toutes les personnes qui la parlent, l’écrivent et la font vivre chaque jour. Elle évolue avec ses locuteurs et locutrices, non avec des décrets. Ce n’est pas l’État qui décide quels mots survivent ou s’effacent, mais bien l’usage. Et avec un usage un tant soit peu respectueux et inclusif, on peut bâtir un monde meilleur.



Commentaires